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CARNET DE BORD 3
Témoigner de mon intégrité, de ma légitimité par l’union graphique de ce qui a été vécu vocalement, musicalement par l’écoute, corporellement par la pratique picturale, intellectuellement par la recherche rédigée, sensiblement et émotionnellement par la peinture produite et livrée au regard de l’autre, offerte.
Voilà ce que propose ce troisième volet des carnets de bord, l’amorce d’un aboutissement.
Année 3. 2009/2010
Ce que je dis, ce que je montre, ce qui existe enfin.
On représente une chose et on en raconte une autre.
La question de l’aboutissement
6 octobre 2009
Vous me direz comme c’est facile… mais vous ne saurez jamais la détresse, le découragement, la profondeur des abîmes, la tristesse immense, la tristesse vraiment immense, l’insondable désarroi de la solitude du peintre. Proche du prisonnier laissé pour mort, oublié, à genou au pied du mur, pris dans une forme d’enclos rétréci, dense et puissant qui le prend en étau.
Vous me direz la chance de posséder un exutoire dans cette vie si contraignante, terrain identitaire de reconnaissance et moi je ne vous raconterais pas comme il est difficile le chemin vers cet aboutissement. Vous ne saurez jamais l’incroyable énergie qu’il faut, quelle Foi est nécessaire pour simplement survivre à la violence exigeante de la peinture, à sa force étourdissante… sauf si vous avez tenté vous-même cette folie.
Je pensais peindre un champ de coquelicots dans le vent et la lumière d’une fin de journée, plusieurs jours, plusieurs nuits, j’ai mené une bataille qui devait conduire à une peinture colorée, baignée de fleurs des champs : je cherchais la fraîcheur, je cherchais la fragilité, l’innocence… j’ai peint des éclats si intenses que certains reconnaissent dans ces fleurs rouges des traces de sang… des assassinats.
18 septembre 2009
J’arrive à Genève par le train et c’est l’odeur de la maison, la tranquille sensation de rentrer sur la terre connue, la réconciliation des choses éparpillées puis remises en place simplement. Le douanier soupçonneux comme un douanier (c’est son métier), me demande ce qu’il y a dans ce tube et semble étonné de ma réponse : une toile… ? Une toile de quoi ? Je réponds poliment : une toile… une peinture ! Une toile, ce n’est pas rond, c’est carré me répond cet homme qui comme on le sait ne peut pas imaginer autre chose que l’évidence, sinon il ne serait pas douanier mais poète. Je déroule donc et s’ensuit un dialogue de fou : il me demande de montrer mes papiers et ceux de la dite toile… les œuvres d’art doivent posséder un passeport pour transiter d’un pays à l’autre, je l’ignorais. La toile passera donc le week-end à la douane de Genève sauf si je peux prouver que c’est moi qui l’ai faite ???
Je ne possède pas de photos de l’atelier, personne ne peut témoigner pour moi, je n’ai pas d’outils pour me mettre sur le champ au travail… elle n’est pas signée.
J’entre en Suisse dépossédée et de très mauvaise humeur, le week-end est gâché. J’ai cependant pris conscience de l’importance du statut de l’artiste, de la « valeur » de la signature, de l’utilité de prendre possession de son propre travail, de la capacité à assumer cette activité et surtout de la conscience à exercer ce travail de manière professionnelle, pouvoir le nommer devant l’Institution, par l’Uniforme.
Être capable de dire cette phrase en apparence simple : je suis artiste peintre.
Aucune image poétique ne me vient au moment d’écrire cette anecdote, rien à mettre en italique !
Peut-être simplement le nom suffira… Caporal Julius Chniedel… ça ne s’invente pas.
12 février 2009
Les retrouvailles sont décevantes car la détresse graphique est intacte, j’y vois cependant plus clair. Les masses éparpillées attendent le grand mouvement global, la force vertébrale, l’élan principal. Les circulations de mes gestes sont trop frontales pour l’instant, je dois retrouver les balancements, les gestes en mouvement et l’Esprit d’ensemble. Être présente intensément dans l’image sans y penser formellement, sans livrer autre chose que moi-même et m’attacher au détail, à la figure pour elle seule, me concentrer uniquement sur ce qui réclame d’être exprimé.
La danse est un projet, il faut avoir envie de dire, le corps se déplace et raconte, il s’encastre dans la musique. Se maintenir en éveil quand on danse autant qu’oublier de trop vouloir montrer et se sentir vivant. Danser c’est oublier un peu.
10 octobre 2009
J’ai peint à la commande. Peindre pour plaire.
Peindre à la manière académique, un champ de fleurs : des coquelicots m’avait-elle dit au milieu de fleurs des champs.
Moi qui travaillais alors sur la difficulté de transgresser les règles enseignées, voilà un projet qui semblait me renvoyer au point de départ de mon questionnement.
Je retrouve intacte les inquiétudes anciennes, tourmentée par le souci de produire du beau (?). Toujours posé sur moi qui peins, le regard des autorités reconnues (?).
Je retrouve inchangée l’angoisse de livrer à l’extérieur ce qui vibre intensément à l’intérieur et qu’il se doit d’être contenu, éduqué, canalisé, exprimé sereinement et sans vagues.
Le résultat aurait pu être sans relief et poli, il est cependant surprenant tant la bataille entre ces deux pôles d’engagement fut rude : soit soumettre la peinture aux règles des gestes connus déjà apprivoisés et dont les effets sont sûrs et efficaces, soit transgresser sans négociation et livrer un champ de fleurs brutes.
Si l’on observe au final, on pourra entrevoir une maîtrise constituée des deux attitudes, un exercice de style au sein duquel trépignent des ardeurs tendues et profondément sombres mises en balance avec des couleurs séduisantes même si le mot est choquant, un souffle décoratif a soufflé sur cette peinture.
Quelque chose trop bridé et maintenu en sous-couche, puissant émerge malgré tout par touches entraperçues. L’ensemble ne manque pas de tension, car cette opposition extrême procure à celui qui regarde une sensation mélodramatique.
Mes pinceaux s’activent, ils hésitent à cracher en bouquets leurs humeurs ou les mettre en forme pour les rendre plus percutantes encore…
La question de la mise en forme des choses, la question de la séduction.
C’était surtout son rire dont on se souvenait, une fois sortie de la pièce quelque chose restait d’elle comme un merveilleux vent léger, un charme indéfini qui s’enracinait dans la mémoire emportant toute résistance, toute forme de défense. Sans artifices d’aucun ordre elle se livrait à vous, sans se préoccuper de rien et ne réfléchissait jamais à ne pas être elle-même en vérité.
Je garde comme un trésor exceptionnel, le souvenir de la séduction extraordinairement énergisante qui se dégageait de tout son être vivant. Rien d’affecté, rien de conscient, rien qui ne puisse être anticipé : du brut, du concentré d’innocence, voilà la clé.
Voilà ce que j’aurais aimé peindre pour peindre à la commande.
1er novembre 2009
La suite ne m’est pas encore connue, je souhaite me diriger vers des dessins de pierres qui, affranchies de leur lourdeur, allégées, gagneraient le haut de la toile pour s’envoler comme des esprits vers le ciel. J’imagine un format constitué de 6 parties verticales : 6 x 115 cm sur 210 cm. Des pierres qui transpirent et qui saignent. Je connais maintenant les règles que je souhaite me donner et qui m’aident à peindre. Après deux années de tâtonnements, je sais nommer les gestes qui ponctuent et balisent sans contraindre, ceux qui construisent méthodiquement sans renier une pratique maintenant plus assurée, et que l’ensemble reste inscrit malgré tout, dans un parcours buissonnier et exploratoire.
La mesure est à quatre temps et je vois ma main qui bat l’air avec la régularité du métronome. C’est dans ce cadre que j’apprends à mettre en place le 3 pour 4 au piano, décalage ravissant à l’écoute entre la main gauche (qui joue le 4) et la main droite (qui joue le 3), réglé comme du papier à musique et pourtant si complexe, décalage dans le rythme qui donne tout son charme à cette arabesque de Debussy que mon professeur est certain de réussir à me faire jouer.
19 mai 2009
Ce poème est une peinture épurée d’une paix transcendante… j’écoute cette musique sublime de Gustave Mahler « Ich bin der Welt abhanden gekommen : je me suis retiré du monde ».
Me voilà coupé du monde […]
Je suis reclus du monde et de son tumulte
Et je repose dans un coin tranquille
Je suis solitaire dans mon ciel //// Ich leb in meinem himmel /
Dans mon amour et mon chant. //// In meinem lieben, in meinem lied. /
Il y a un peu de cela quand je peins.
C’est sur la transcendance de ce monde, isolé, paisible et solitaire, inoffensif et tranquille que Mahler insiste avec cette musique extrêmement méditative, douée d’une portée presque métaphysique, qui amplifie les émotions.
J’écoute et je peins l’un va avec l’autre en osmose complète.
Finalement ce n’est pas être reclus du monde la bonne expression mais plutôt en pleine communion avec lui, en pleine acuité émotionnelle.
Un drap de coton clair, noué à chaque coin fait parfaitement l’affaire. Fixé maladroitement par un trou grossier sur un crochet, il occulte la fenêtre et m’isole des regards extérieurs. L’atelier est clos, le drap comme un filtre teinte la lumière de douceur. Quand j’y entre, je suis toujours saisie par le calme du lieu, par la familière présence des objets, solitaire dans ce coin tranquille où je viens chercher mon ciel, où je mets en résonance ce que m’inspire comme imagerie la musique.
24 février 2010
Les cahiers changent de statut, ils sont devenus recueils, peut-être les esquisses commencent-elles enfin à devenir autonomes, et pas seulement travail préparatoire, à des formats agrandis ?
Je ne délimite plus de surface avant d’entamer une esquisse, je n’encadre plus mes ébauches, le format du cahier sera celui des esquisses.
26 mai 2009
Transgresser quoi finalement ?
Je me situe dans une famille qui a déjà vécu, ma peinture me dit-on marche sur des pistes connues, et possède des élans picturaux déjà passés… Certes les filiations sont visibles ; mais je sais moi, que si ce n’est pas le hasard, c’est simplement que je ne peux rien peindre d’autre sauf cette trace, et voilà, c’est à ce travail-là que j’appartiens totalement, qu’il n’y a aucune autre raison.
Quand je souhaite comprendre, je me trouve face à des enclos étouffants dont je dois m’extraire absolument, des barrières d’enseignements divers qu’il me faut transgresser. Je ne peux faire une autre œuvre, je ne peux produire une peinture qui serait vindicative, subversive en elle-même, qui chercherait la nouveauté plus que la sincérité.
Quand je parle de transgression, c’est par rapport à moi-même et à la part sociale de mon quotidien. Quand je parle de soumission c’est parce que j’ai dû comprendre et admettre ce que j’avais si longtemps refusé. Je suis tourmentée par des interrogations spirituelles profondes, incessantes et contradictoires mêlées de révolte autant que de désir. Ma peinture s’émeut devant Cy Twombly, Joan Mitchell, Robert Motherwell, Olivier Debré… elle aime le mystère des Indiennes de Gérard Garouste, elle peut admettre toute forme de traductions et pense souvent à Anna Mendieta par exemple, mais sans cesse elle garde en mémoire l’émerveillement devant les maîtres dont elle envie la grâce et la magie. Maîtriser et se soumettre… finalement oui, mais c’est transgresser ses propres enclos de manière récurrente pour en rencontrer de nouveaux.
Mon travail n’est pas politique du tout.
J’ai des couleurs à conquérir comme le jaune qui m’échappe sans cesse, je souhaiterais faire l’ultime peinture : blanche immaculée mais le noir me poursuit, il s’impose sans mon avis, vraiment il y a du combat entre mon désir et ma volonté. Je me place dans un monde en dehors, je m’enferme dans mon atelier et me situe « en dehors » dans « mon dedans » si protégé… je cherche une dimension qui n’a pas d’actualité parce qu’elle porte en elle sa part d’éternité, d’universel. Impulsive, aux émotions éructées, qui ne cherchent pas à remettre en cause l’art contemporain mais qui se cherchent seules, qui tournent sur elles-mêmes et puisent dans le creuset des sensations communes entre les êtres. L’idée de s’unir au monde plutôt que viser une pseudo-révolution artistique dont la quête est essentiellement identitaire me convient mieux, même sur ce territoire-là, il n’y a aucune revendication.
Ma peinture est faite d’énergies qui se débattent, de mouvements qui cherchent les issues, des terrains toujours plus vastes :
… des grands vents…
… des sources vives…
… les hautes pierres…
… les hommes investis…
… les hommes debout, face aux vents…
Le linge, les draps, dormir
5 mai 2009
Je voudrais faire l’expérience d’un ciel.
Écrite un jour de mai, cette formule énigmatique me fait penser au travail du chant choral qui réclame d’aller chercher les aigus au plus profond du sol. Solidement stabilisée, les pieds confortables, les chevilles déverrouillées, le corps en posture symétrique et détendu, je peux laisser gravir la voix depuis le profond jusqu’au ciel chanté, le plus haut que cela m’est possible. Sans la sensation de l’épaisseur de la terre, il n’y a pas d’élévation vers la légèreté des hauteurs célestes. C’est le moment de rupture où s’opèrent des négociations avec les horizontales ; les chemins visuels verticaux me sont plus naturels.
Mes grands formats ne pourraient n’être qu’un ciel finalement, mais non ! Il y a sans cesse l’imparable nécessité d’une base plus ou moins dense, parfois brumeuse qui nomme le bas de la toile, un sol dégoulinant de lignes tordues, les plus droites et parallèles possible, des coulures, des larmes de peinture qui glissent doucement.
Mes toiles parlent souvent du Passage final.
Dans le pot de verre j’évalue une certaine quantité d’acrylique, j’ajoute un peu d’eau à l’œil, je dilue à peine. Je touille. Les fonds sont préparés, ils attendent, les grands tracés sont fixés sur la toile. Je vais placer les masses sombres et les jets de couleur. Leur base, là où je pose le pinceau gorgé de peinture est épaisse et s’arrête quelques secondes, elles montent en concentration. Elles vont encore hésiter, tendues, et après résistance, se décider à se laisser glisser jusqu’en bas ; jusqu’en bas si la dilution est très mouillée. Je sais maintenant, avec la maîtrise, quelle consistance la peinture doit avoir en fonction de sa destination et de sa vitesse de coulure, de son opacité également. Comme ceux qui regardent la pluie tomber, je guette les lignes presque régulières, qui nomment la durée. Coupées souvent en trois parties inégales, mes toiles livrent leur secret : l’étrange grille peinte qui s’installe au-dessus de mes yeux trahit le mur derrière, elles révèlent sa présence par la verticalité infranchissable, les enclos, les épis de couleur situés au-dessus, ouvrent les portes d’un ciel qui permet la traversée du mur.
20 mars 2010
Il y a des moments où la compréhension apparaît d’elle-même voilà ce que j’ai appris. Vous me direz : - « c’est tout ? », et je répondrai que c’est beaucoup. J’ai toujours désiré faire de la peinture librement, en toute spontanéité, j’ai cependant longtemps été dans l’incapacité de repenser ma peinture comme autre chose que l’objet représentatif de mes images intérieures. Peindre est en soi l’objet de l’acte, il fallait cesser de prendre le temps de composer, d’ajuster, de faire usage d’une maîtrise d’assemblage trop présente, pour l’exécution du bel objet peint. L’image n’est pas une peinture, l’image peinte n’est qu’un leurre. Comme : « Vivre ne suffit pas », « Produire une image peinte n’est pas peindre ».
Il y a des moments, oui je le redis, où la compréhension apparaît comme par enchantement, la vraie question est de la laisser trouver son chemin seule par notre intermédiaire. N’est-ce pas au fond la clé d’une vraie relation, quelle qu’elle soit ? Être l’artisan de ce qui doit se faire et l’aider à émerger au mieux, comme un enfant qui trace sa route en dehors de toute expérience autre que la sienne, car l’expérience ne se transmet pas et qui réclame une patience infinie pour celui qui accompagne, à côté, pour révéler.
Elle me regardait, d’un œil amusé, mélanger le pigment en poudre à l’eau, sans prononcer un mot. Le cément rubis, que je versais allègrement sans compter, que j’étalais avec générosité sur ma plaque de verre, est un pigment hors de prix, ce que j’ignorais. J’ai fait, avec une réelle insouciance une quantité incroyable d’essais sans que jamais, malgré les difficultés auxquelles elle aurait à faire face plus tard, elle ne me le fasse remarquer. Elle pensait que j’osais ce qu’elle n’oserait pas. Intéressée par les résultats, de fait je « réussissais » à produire un rouge intense, qu’elle enrageait de ne pas réussir à obtenir… peut-être la chance du débutant ?
8 décembre 2009
Dans mon livre de technique, je lis que – « …la principale qualité du subjectile est sa stabilité dans le temps. » préparer son support est une action fondamentale qui occupe l’esprit complètement. Il faut du soin et de la minutie, prendre soin de quoique ce soit est un plaisir, c’est offrir de l’attention et avoir du respect pour la matière jusque dans sa moindre fibre. Avoir la conscience de son œuvre dans le temps, me semble une question que le peintre ne se pose pas vraiment en amont. Comment peindre avec liberté, si l’on se soucie plus de la pérennité de son travail que de l’instant de création et de l’authenticité de son engagement ? Les techniques anciennes alliées à la technologie actuelle garantissent des possibilités de créer des œuvres pérennes, mais les risques qu’il faut savoir prendre pour expérimenter des associations improbables de matériaux font que les œuvres tiennent leur légitimité de leur fragilité, de leur vie instantanée et fugace. Étonnamment, dans notre monde si « bétonné », un monde de contrôle et de maîtrise, les choses légères, l’événementiel, la fragilité semblent devenir un luxe dans la vie mais c’est vérifiable également dans l’art.
Les plaques de verre peint étaient posées sur des tables recouvertes de longs draps de coton clair, la salle était petite et maintenue intentionnellement dans une lumière basse, au fur et à mesure de la soutenance, je découvrais les plaques laissant le drap en tas devant chaque peinture. À la fin de la démonstration, on apercevait les plaques transparentes peintes de rouge éclatant comme des taches, la pièce ressemblait à une chambre, les tables évoquaient un immense lit défait comme après un long combat amoureux.
30 avril 2010
La présence de l’eau, l’humidité, la transparence parlent toutes trois de lumière.
Les feuilles vertes des plantes, éclairées en transparence sont d’un vert dit « chaud », celles éclairées par-dessus sont d’un vert dit « froid » je cherche à comprendre ces effets de lumière… l’adjonction de médium aux couleurs, en diminue l’opacité. Plus ou moins dosé, on peut aller jusqu’à la transparence absolue, en passant par la translucidité. Les premières brillances s’acheminent progressivement, je joue sur la présence de blanc de zinc, très fin et moins opaque que le blanc d’argent ou le blanc de titane qui parfois est un peu plus jaunâtre. Peut-être un jour arriverais-je à maîtriser le blanc qui se dérobe toujours, derrière les couleurs. La présence de l’eau, en lavis teintés d’un peu d’acrylique, est une étape vers la recherche de légèreté, de fluidité graphique.
L’eau qui dégouline sur le sol de l’atelier se faufile dans les plastiques de protection et les serpillières prévus pour éponger. L’eau forme une flaque colorée dans laquelle flottent quelques résidus séchés de peinture, de la poudre de fusain, des éclats de pastels secs ; c’est beau.
Septembre 2009, voici ce que je note :
…la clôture commence à se désagréger
…les traces sur le mur commencent à éclater les cadres
…la terre commence à se libérer, je vais vers la blancheur du ciel
Ce qui s’extrait enfin, c’est simplement moi, la détenue, qui m’évade…
21 juin 2010
Quand la toile blanche, collée au mur, étale son format avec largesse, je lui fais face, et la regarde et la ressens. Elle m’appelle plus ou moins fortement et provoque mes réactions graphiques. Je trace les directions au fusain, une fois commencée l’action est vive. Les pinceaux, les couleurs se placent et trouvent vite les mouvements principaux de la toile future.
Il y a l’essentiel dans ce début, parfois il y a déjà tout, il y a aussi le souffle presque abouti, l’énergie immédiate… celle de l’urgence qu’il faudrait pouvoir conserver et qui va disparaître rapidement. La suite est d’un autre ordre, c’est une affaire de retouche et d’approfondissement, d’accents et de densité, d’ajouts et de tissage, de ne pas pouvoir stabiliser ces forces qui se répondent, c’est le dialogue incessant de différentes entités qui ont tant à dire, qui pourraient ne jamais s’arrêter.
Comment savoir et déterminer l’aboutissement d’une œuvre, quand ?
Tous ceux qui vont et viennent
Me racontent de vous milles beautés
Et ne font que me blesser davantage,
Mais ce qui me laisse mourante
C’est un je-ne-sais-quoi qu’ils sont à balbutier.
« Les âmes déjà avancées reçoivent parfois cette faveur de la compréhension de l’inexprimable. Dieu leur accorde la grâce de découvrir dans ce qu’elles entendent, voient ou comprennent, et même quelque fois sans cela, une haute connaissance où il leur donne à comprendre et à sentir la profondeur et la grandeur de sa nature. Aussi ces âmes voient clairement qu’il leur reste tout à comprendre de Dieu. Cette connaissance bien sentie d’une inspiration si immense dont on ne peut atteindre les limites est en elle-même une connaissance extrêmement élevée. […] Quant à l’âme expérimentée, certaine qu’elle ne comprend pas ce dont elle a un si profond sentiment, elle l’appelle un je-ne-sais-quoi. » [1]
3 avril 2010
ESQUISSE : dans le dictionnaire des termes techniques et l’art de la peinture. p. 121.
« [...] L’esquisse est l’un des genres imposés dans l’enseignement académique du xixe ».
Je m’étonne qu’on puisse imaginer enseigner l’esquisse !
La première idée : (bozzetto) : spontané et libre
La deuxième : celle des dessins préparatoires était destinée à clarifier les formes et les couleurs
La troisième : (modello) : plus précise, sorte d’avant-projet sommaire
La quatrième : (post festum) : version exécutée après la peinture définitive comme une réplique réduite pour être conservée après vente… !
On pense à Giordano, surnommé Fra presto (le rapide) celui qui utilise une technique très rapide et spontanée dans ses œuvres qui deviennent en fait des tableaux définitifs.
Voilà quelque chose qui me laisse pleine d’envie et d’admiration… des tableaux qui savent garder dès le départ et jusqu’à la fin leur énergie spontanée même dans l’aboutissement, mais comment sont-ils réalisés ces tableaux-là ?
Mon fils marche devant moi d’un pas d’enfant, pas si léger finalement plutôt concentré sur les graviers du sol que sur la direction à suivre. Je ne prête pas une grande attention à cela et c’est une erreur car prise par la régularité de la marche, je le vois soudain, qui exécute trois pas de côté, une sorte de pirouette, un saut indéterminé, bizarre et qui reprend son chemin comme si de rien n’était. Toujours admirative par l’inventive drôlerie de certains enfants, qui en pleine action s’électrisent, juste sans raison compréhensible pour l’adulte, juste pour rire. Ces instants sont trop rares, et ne concernent que les enfants, peu d’adultes gardent en eux le pouvoir de l’éternelle surprise.
21 novembre 2009
Certaines questions doivent rester des questions sans doute, quel dommage de ne pas entrevoir de « solution » graphique à cela !
La pesanteur par exemple, qui réponde à la grâce.
Je vois des pierres légères, des monolithes suspendus, des morceaux de craies blanches dans le ciel, perdus dans une immensité transparente, des pierres ou des nuages… c’est flou, ce que je sais c’est que je les vois danser. Les Enclos sont lointains, ils partent en fumée, par traits secs le noir persiste, légèrement, à tracer des lignes qui traversent les formats. Je regarde les bordures peintes sur le mur, celles qui restent quand la feuille de lin est enlevée pour aller se rouler quelque part à l’atelier, le sol est moins mouvant ; je ne m’enfonce plus comme avant.
26 juin 2010
Je veux maintenant dessiner sans entrave, mettre quelques légendes peut-être, mais pas de titre… on verra.
N° 1
À l’intérieur de ma respiration, dans le ventre, je sens l’enclume qui pèse, la pression trop forte qui retient la note. La gorge est nouée, le pouls est irrégulier. J’espère un grand geste blanc épais qui recouvrirait la boule, la fleur noire envahissante. Qu’un souffle vienne, passe par-dessus et masque le magma interne, cette émotion n’a pas de mots qui la décrivent, il ne peut pas y avoir de titre.
26 juin 2010
Débute une nouvelle série.
N° 2
…ce qui vient résonner se transpose sur un plan supérieur où s’allume la lumière de la signification cachée… [2]
26 juin 2010
...
N° 3.
26 juin 2010
...
N° 4
26 juin 2010
...
N° 5 …
« Les voix du silence : l’expression cesse d’être paradoxale si l’on admet que tout langage comporte une part inévitable de silence, de tacite et d’allusion. Il faut se déprendre de l’illusion cartésienne qui considère le langage comme la traduction de la pensée, l’enveloppe transparente d’une signification pure. Nous savons depuis Saussure que les signes qui composent la langue, (les signifiants), pris un par un ne signifient rien. Ce sont les différences entre les signes qui rendent chacun d‘eux signifiant et le sens n’apparaît qu’à l’intersection des mots, par leur interaction. « C’est parce que d’emblée le signe est diacritique, c’est parce qu’il se compose et s’organise avec lui-même, qu’il a un intérieur et qu’il finit par réclamer un sens. » Comme le monde des choses, le langage dévoile lui-même ses secrets, qu’il enseigne à tout enfant qui vient au monde. Il est tout entier « monstration ». Mais en même temps il ne peut espérer se purifier totalement de son opacité. Il ne cessera jamais d’être allusif, puisque chaque mot ne doit son sens qu’au jeu de tous les mots entre eux, et donc renfermera toujours une part de silence. Car un mot ou une phrase isolés ne désigneront jamais la chose elle-même.
Les mots-ustensiles que nous utilisons dans le bavardage quotidien nous donnent l’illusion de la clarté, mais ce sont des signes usés qui portent
des significations convenues. Comme le peintre qui, par le jeu des couleurs, fait naître une chose, un paysage que les préoccupations humaines cachent d’ordinaire, le poète, par l’usage créateur du langage, peut finir par « être environné de sens ». Mais ce sens, s’il est nouveau comme le monde visible créé par le peintre, ne sera pas « clair ». Admettons donc avec Malraux que la peinture parle à sa façon, que l’Art est d’abord voué aux puissances du sacré. » [3]
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[1] • Saint Jean de la Croix, Le cantique spirituel, (SEUIL, coll. Sagesses, Paris, 1995) p 18 VII et p 62.
[2] • BALAN, George, Petit traité de l’art de fredonner (MUSICOSOPHIA) p. 48.
[3] • Merleau-Ponty, dans un article des Temps modernes, intitulé : « Le langage indirect et les voix du silence », en rapport et à propos du livre Les voix du silence d’André Malraux. Extrait de La philosophie de l’Art (PUF, coll. Que sais-je ? n° 1887, Paris, 1981) p. 121.
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