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CARNET DE BORD 2
Produire et mettre en échos figurés, les images poétiques évoquées.
S’approcher émotionnellement de ce qui doit être dit par la pratique picturale et aborder les premiers outils de maîtrise vocale.
Dans la pratique de la peinture, tout s’écrit au fur et à mesure. Le peintre cherche à favoriser les conditions de production, nommer les règles et s’en affranchir en même temps. Il mène de front ces deux actions pour connaître en profondeur ce qui l’anime et le propulse vers l’image. Véritable travail sur l’unisson des choses qui dépasse maintenant l’imprégnation, il faut opérer la mutation vers le mouvement et l’énergie qui partent du dedans vers la toile, support, enclos graphique, réceptacle. Le peintre cherche à se diriger vers la compréhension commune de la « ligne picturale » à interpréter afin de savoir de quelles énergies cette toile-ci, cette toile-là, seront les disciples. Il faut pouvoir se rendre disponible autant que maître de ce qui se passe, tenter d’approcher un climat de dialogue entre les œuvres et les aspirations des images poétiques visualisées intérieurement.
Voilà ce que propose ce deuxième carnet de bord, comme en musique, la technique, la pratique indomptables, tentent d’être mises au service d’un affranchissement ; c’est l’apprentissage vers la liberté de peindre.
Année 2. 2008/2009
Ce qui s’extrait, s’échappe, s’évade et traduit.
On représente une chose et on en raconte une autre.[1]
La question de l’affranchissement
3 décembre 2008
Les petits pots fermés, les formes contenantes, les coupes et coupelles, les verres de cantine, les formes sont multiples et se remplissent, à chaque coup d’esquisse, de petits gestes nerveux, graphiques, des pastilles gribouillées, des graines, des petits accents d’herbes diverses, des pollens… Le fusain se promène mais après avoir fait son tour, il se dirige sans hésiter vers son point de départ, il cherche la fermeture comme une évidence. Parfois, mais rarement au début, il hésite et ferme sans fermer, sans précision il se rapproche, tâtonne et préfère la fuite vers ailleurs. C’était fugace au commencement, et qui est devenu de plus en plus vrai. J’imagine la suite sans attache, souhaite que le tracé aille vers des points des ouvertures des échappées…
Sur l’autel sont posés patène et calice, l’enfant de chœur apporte sur le plateau les deux burettes : l’eau et le vin, les serviettes, le petit carré destiné à couvrir le calice, le drap qui protégera l’ensemble à la fin de la cérémonie. L’enfant apporte au prêtre les outils de l’intendance, pour la consécration. « Lavabo inter innocentes manus meas » : je laverai mes mains parmi les innocents. Le ciboire portera un couvercle surmonté d’un ornement, vase sacré destiné à conserver les hosties qui rejoindront le tabernacle fermé à clef, veillée par une bougie qui ne s’éteint jamais et qui veille sur les âmes des mortels.
3 octobre 2008
Une semaine de bataille, à chercher un centre, une accroche, une reprise sensible… mais je ne comprends pas, rien ne sort de ce combat. Tout reste en surface, en décor, plaqué et sans chair sans consistance, sans densité… il n’y a pas de musique ; rien ne démarre, je ne sais où trouver l’amorce, le point de départ. Je tourne et tourne sans propos. Pourtant tout est là… malheureusement j’ai déjà « entendu » cela mille fois, j’ai vu et produit cela encore et encore. Mal au cœur. Je compte le temps, le mesure, il s’égrène sans concession, je recouvre tout d’un lavis léger, j’efface et recommence mais tout s’alourdit. À ce moment je pense qu’il y a du vrai dans l’urgence, dans l’inquiétude et la nervosité. Perdre son corps dans le hors d’échelle, s’évanouir dans le plus grand que soi, s’affranchir de ce que l’on sait maîtriser pour atteindre ce qui nous dépasse, auquel il faut se donner sans concession. Il faut croire.
Une voix qui fait sonner ses cordes : supplication grave, avant la fraîcheur retrouvée.
3 septembre 2008
Il y a une réelle impression de stabilité à étendre la toile blanche sur le mur, elle recouvre les mémoires noires des anciennes toiles, comme des salissures, comme les traces d’anciennes batailles menées et envoyées au sommeil. Le format devient difficile à dompter, toujours plus ample. Seule face au mur, je ne peux plus le contenir dans mes bras écartés. La solution viendra d’un outil qui fixe approximativement un côté, pendant que je cours à l’autre bord, par ajustements successifs. Au prix de montées et de descentes sur l’escabeau, lentement, l’ensemble prend corps et se met en place. Avant la confrontation picturale, il y a affrontement corporel : c’est une lutte éprouvante. Plus le format devient ample, plus il réclame d’obstination et de ténacité, plus il y a de tension et de prise de pouvoir… jusqu’à la tension maximale de la « feuille » toilée ; tendue sans châssis ni colle de peau, qui la contraigne malgré elle.
Pourquoi faut-il que je choisisse toujours, ce qui se paye d’une grande fatigue ?
Sans doute est-ce la « feuille » que je recherche, plus légère, plus brute, collée à la paroi ; cette fine couche de lin qui caresse le mur et s’étend comme un drap lourd, rude. Maintenue fermement à l’arrière, elle ne peut plus se déplacer, bien qu’elle reste libre cependant de ses variations, n’étant aucunement modifiée dans sa texture. Le reste à venir sera peinture, toute action à partir de là devient peinture. Oui ! Il y a du combat. Chaque adversaire est resté intact, éprouvé mais intact dans sa structure interne.
Que faut-il que j’expie pour acquérir la légitimité de peindre ?
2 novembre 2008
J’apprends à nommer au-delà de l’échelle du corps, les diagonales du support qui permettent la tension maximale, j’ajuste le haut et continue par les bordures de droite et de gauche, le bas s’impose par son propre poids, il faut le maintenir sans excès sinon les coulures ou autres traces de descente, ne pourront suivre leur route naturelle.
L’ascenseur est étroit, il fait chaud, nous sommes deux, l’un est armé, l’autre non préparé à l’affrontement. La lutte sera violente et se réglera dans la douleur. La puissance de la parole prendra le pouvoir, les images intérieures qui rendent heureux viendront me sauver mentalement, mais l’épuisement sera à la mesure de ce qu’il faut trouver en soi pour sauver sa vie. Les gouffres feront désormais partie de mon univers désespéré et quand même poétique. Le plus bas nommera la terre sur laquelle on se tient debout, plus ou moins droit et les hauteurs de la prière nommeront le ciel qui nous sauve. À partir de ce jour, je me tiendrai droite, toujours au bord du gouffre, réprimant la violence de ces instants, à jamais engrangés. Qu’on se le dise, derrière ce qui peut apparaître lisse et affable, se cache une violence inouïe que l’on apprend à taire.
22 janvier 2009
Ce avec quoi je me bats est partout autour il m’englobe et m’enveloppe, j’ai parfois la sensation de m’y noyer. Alors j’accentue l’axe vertical et me redresse, il faut lever les yeux vers le ciel et trouver l’envolée au-dessus des barrières d’enclos ; traces noires opaques et hachées comme des dents, qui font obstacle aux éclaircies. Je cherche l’éclaircie comme celui qui a soif.
Je tourne sur moi-même, la tête inclinée dans un mouvement régulier qui par la répétition me conduit à m’abstraire. Sortir du confinement pour gagner l’abstraction. Derviche de la peinture…
16 octobre 2008
Chantepleure, nom f. : entonnoir pour le passage d’un liquide…
Déchanter : changer de ton
Désenchantement : désillusion
Enchantement : action de charmer, d’ensorceler par des chants ou des opérations magiques
Incantation : emploi de paroles magiques pour charmer
Enchanter : chanter en, célébrer, louer
Unisson des hommes : chant de l’univers, chant des émotions universelles et unificatrices
J’ai souligné cela dans mon carnet je l’ai réécrit en capitales :
UNISSON DES HOMMES, CHANT DE L’UNIVERS,
CHANT DES ÉMOTIONS UNIVERSELLES
UNIFICATRICES
Le ciel de la toile, sa partie haute, est enfin plus clair ; les enclos au fusain gras s’ouvrent et s’imposent par des graphismes moins denses, gestuels et rapides. Derrière on aperçoit un grisé « coloré », le reflet argenté de silhouettes imprécises comme des pierres entrevues dans la brume, immobiles. Parfois elles forment un mur solide où l’une contre l’autre, elles marquent une limite franche et ajourée. On peut distinguer aussi la présence d’une couleur… indéfinissable, une présence colorée, issue du fond de la toile, des couches premières étalées en lavis, travaillées seules, par étendue ou par accent… qui font vibrer les couches supérieures, comme le cœur que l’on a à fleur de peau.
Comme le cœur qui s’épanche à l’écoute du « Crux Fidelis » de Roger Ducasse…
La phrase lente et grave du Soprano solo reprise par le chœur, la grandeur du mot Crux exposé par entrées successives, la conclusion tout intérieure du Dulce Lignum sont caractéristiques de l’esthétique de Ducasse : « les Thèmes, les vrais thèmes qui naissent pour le plaisir des courbes mélodiques, des couleurs et des rencontres attendries ou étranges des signes et des notes. » lettre à Jean Aubain.
Pouvoir dire cela de la peinture…
17 avril 2009
Je reçois à l’atelier Maître Jean Aubain, être merveilleux dans ce monde, s’il existe encore des innocents parmi les innocents voilà celui qui est et qui distingue comme des cris de fond de gorge dans chaque coulure de mes peintures ; l’entendre commenter ! il lit la partition picturale comme une partition inédite sonore, ce moment restera l’instant privilégié de bonheur. Quand on a la chance de rencontrer des êtres tellement inspirés, gracieux, distingués autant que pudiques, charmants qui n’ont ni âge, ni limite… on peut considérer recevoir la plus belle chose qui soit : une leçon d’émerveillement. Attention qu’il n’y ait pas de confusion : rien de naïf, de béat, rien de léger ; tout est sensé, argumenté les idées fusent c’est précis, clair, et sans discussion, il n’y a rien de mièvre… au contraire tout est dense et pourtant si léger.
La toile déroulée glisse jusqu’aux pieds de Jean Aubain qui raconte ce qu’il perçoit, qui appelle la musique à chaque trace de peinture. Il parle du Plain-chant, si puissant parce que tant retenu, se demande ce qu’est le lyrisme pour cette peinture et me pose mille questions.
- « Il faudra écrire la partie chantée de cette peinture me dit-il comme une évidence, il ne manque que cela pour atteindre l’unisson musical et pictural enfin unis. »
18 novembre 2008
Je règle mes comptes avec tous mes repères, quand je peins je maintiens à distance les évidences, comme une mise à l’écart du dehors qu’il faut replacer en dedans… en exclusion interne. Se laisser voguer, s’abandonner sans perdre la présence réelle de soi, accepter la dérive perpétuelle pour être le prolongement de l’image peinte qui se définit seule, en apparence, ce que Paul Klee nomme l’identité vagabonde.
Le temps avant de peindre réclame sa dimension, son amplitude.
Assise sur le rebord de la chaise, posée simplement, non installée, je regarde sans précisément savoir ce que je regarde, j’attends que tout s’apaise.
Les sensations multiples, désordonnées, parfois tranquilles me viennent et je guette dans l’étrangeté de la divagation, l’excitation d’une surprise. L’étonnante alchimie qui régénère le mouvement ; le désir de peindre correspond à quelque chose de furieux et de vital comme l’attente du premier bal.
20 novembre 2008
1 • Je dispose les échelles, elles traversent le format et appellent la verticale.
2 • Je cherche les proportions dans la hauteur et situe à l’horizontal, une limite, une « terre coulée »…une ligne d’horizon que je laisse évoluer pour qu’elle trouve sa place en dégoulinant. Une tranche, une zone charnue qui ondule sur le fond.
3 • Je place les « formes, ombres, silhouettes, les esprits… » indissociables des enclos noirs d’encre de Chine qui font barrière.
4 • Je cherche les flux, les mouvements. Mes gestes rapides, nerveux et précis partent à la conquête de toute la surface de la toile, c’est intensément et sans concession, que le sol répond aux blancheurs des lumières du ciel.
Je me dis qu’il faut que le ciel accepte cette énergie terrestre qui ne demande qu’à jaillir dans le halo céleste. Pour la première fois la forme blanche fait son apparition, elle reviendra souvent me visiter, jusqu’à ce qu’elle s’impose consciencieusement
Le vent violent des cimes pique le front et les joues, fait tournoyer des embruns de neige ; il faut plisser les yeux pour trouver son chemin et voir naître dans le brouillard la masse laiteuse de la piste avant de dévaler et de sentir la vitesse anesthésier tous les sens. Le ciel et le sol sont unis par l’immaculée blancheur, les frontières de la Suisse et celles de la France se confondent.
3 mai 2009
Je cherche les contours de la toile, je les recouvre ; je ne reconnais pas l’autorité arbitraire des bordures, je dépasse. Je refuse de m’y soumettre tant j’aspire à des immensités où la vue se perd. Dans cet univers, il n’y a pas d’horizon, ni de perspective. D’une part il faut naviguer de manière visuellement normée, tout en circulant émotionnellement et intellectuellement vers la profondeur d’autre part, de pleine face, dans la confrontation franche. Le format possède un haut et un bas, il se conçoit avec un côté gauche et un côté droit, je sais cela mais je perturbe les codes, j’insiste sur le mouvement ascendant et inscrit les traces au-dessus de la ligne du regard (1,70 m).
Les bras écartés, le regard perdu qui cherche à tâtons la définition du « périmètre », je suis comme un aveugle qui caresse pour définir les contours, alors que le regard est noyé dans le lointain. Deux combattants qui se mesurent, avant l’affrontement, il y a de la bataille dans ce rapport de création… pas toujours…
14 mai 2009
Je déroule la partie gauche de la toile que j’avais protégée. De quoi parle-t-elle ? D’urgence, cette toile est fébrile et s’accommode bien d’une grande nervosité graphique. Comme pour répondre à cela, les gouttes glissent doucement et forment des coulures, le lin encollé retient l’eau à la descente, les gouttes se concentrent en matière au fil du temps, au lieu de se diluer. Il y a des taches maintenant.
Le bas de la toile devient sale… il faudra attendre pour savoir si cela me gêne et comprendre pourquoi. Voici un nouveau couple : urgence/nervosité qui s’allie à celui de l’attente/patience ; c’est la naissance des couples d’opposés qui enrichissent et offrent une perception complète à l’esprit. Aller naturellement et sans forcer, là où sont les intuitions ne pas les traquer, ne pas les presser… laisser émerger, laisser venir et laisser faire, pour comprendre de manière naturelle, vivante, incarnée et sensible.
C’est comme entrer dans la mer à pas délicats, se laisser envahir par la douceur du liquide sans frémir à la froideur de l’eau, admettre une chose et son contraire dans l’idée d’un bonheur complet, celui des choses opposées en apparence et qui pourtant se répondent et s’enrichissent. Le doux salé de la mer pique les yeux, crisse et rend au final la peau infiniment assoiffée de lait adoucissant.
20 avril 2009
La Foi c‘est la demeure, c’est le sentiment de la maison, du foyer… terre d’accueil, les bras ouverts pour l’étreinte à venir. Le regard bienveillant porté sans calcul, la Foi indéfinissable, incontrôlable, multiple, intime sort des cadres, elle se devrait d’être amplificatrice, unificatrice. De la demeure idéale, j’arrive à la pesanteur étouffante dont l’image peinte cherche l’issue. Pouvoir peindre l’innocence, sœur jumelle de la grâce.
Indiquez-moi le lieu où les croiser, dans une église, dans une peinture ?
Comme il est difficile de fuir la lourdeur dans cette configuration.
Comment rester libre quand la charge affective de la peinture est si intense ?
Une pierre massive tracée au fusain de plusieurs contours décalés, mise en volume par des ombres et des lavis, rougeoie comme un cœur qui saigne.
1 • faire un jus/fond grisé (blanc+argent) avec des reflets noyés d’eau.
2 • inscrire le cœur/pierre de plusieurs tracés décalés
3 • faire vibrer la couleur comme une forme vibrante, une pulsation ensanglantée.
Isolée, ou disposée en alignement, comme des fidèles en communion ? Succession d’enclos juxtaposés, débordements et tourments contenus comme des prières incantatoires ?
19 juillet 2009
Rien ne peut remplacer le lin brut, la fibre est drue, rêche, sans concession. Difficile à manipuler, il réclame des soins attentifs. Si on veut arriver à ses fins, il faut savoir le dominer avec douceur, rigueur et méthode. Ce matériau porte en lui une résistance interne résultat du tressage plus ou moins serré selon les qualités, de fait son poids est conséquent. Très différent du polyester trop fin et cassant, le lin brut est d’une grande sensualité, sa caresse est agréable, le toucher franc et son odeur prégnante.
Les mains du moine tiennent fermement la paire de ciseaux, la caméra cadre la rencontre entre la lame et la tranche de lin qui fera la bure cousue, le lin crisse, ce bruit est impossible à décrire mais chacun de nous le connaît, il appartient à la mémoire collective, comment peindre cela ?
14 janvier 2009
250 x 210 cm de Lin enduit blanc, enfin tendus sur le mur, après quelques heures de bataille, je suis épuisée.
Purcell pour l’installation, Haendel pour le calme à retrouver, la voix qui s’élève me remplit. Je me laisse aller à l’écoute profonde et me donne à la pulsation très rythmée des instruments, ils marquent le temps avec rapidité et cela me redonne la force nécessaire.
Je me recharge, je me recharge, je me recharge lentement… Mais la toile ne se laisse pas ré/approcher si facilement, quelques notes de musique pour le retour à la tranquillité ne suffisent pas. Il y a de l’énergie animale dans ce qu’exige l’acte de peindre, plus que ça encore, du brutal, plus que ça encore et encore, il faut aller chercher dans les viscères, loin. C’est la musique de Tom Waits, les sons percutants, décapés et rauques, cette voix passée au papier de verre, étrange et indescriptible qui me ressourcent en rage contenue, pour reprendre la peinture.
Je réengage la lutte, aujourd’hui rien ne sera gratuit, je le sens.
Chaque semaine c’est le même chemin : l’interminable montée de la rue Minard, puis le cours de solfège et lecture de notes, avant d’enchaîner par la leçon de piano au Conservatoire. Il faut rabâcher, persévérer et donner beaucoup pour satisfaire ces adultes qui m’enseignent la musique. Entre les cours, je fais mes devoirs sur une grande table de bois. Plusieurs mamans encadrent les enfants à préparer le retour à la maison une fois le devoir accompli. La journée est longue mais les enfants sont résistants. J’attends avec impatience la fin de ce périple qui me réserve cet hiver, une découverte démente. Le magasin de chaussures devant lequel nous passons trop rapidement à mon goût, présente en vitrine une paire de bottes rouges qui représente à mes yeux de petite fille de dix ans, l’objet extraordinaire par excellence… je veux cette chose à tout prix, je dois rester tenace ; le regard baissé un rien renfrogné, debout dans la pose du têtu, j’admire chaque fois cette merveille. J’ai fait l’école buissonnière, j’ai menti à la vendeuse qui connaît bien maman et je rentre enfin un jour, avec la trop grande boîte persuadée de réussir à convaincre de garder les bottes, nous passerons payer au prochain cours ! Le chemin du retour reste un souvenir plus que joyeux, je me sens fière, parfaitement sûre, mais l’arrivée à la maison est un atterrissage à la mesure de la déception. Je n’ai jamais essayé les bottes, je les ai rapportées la mort dans l’âme. Mais quel souvenir de puissance j’ai alors ressenti, c’était fabuleux ! J’ai en mémoire cette histoire qui fait qu’aujourd’hui je me souviens de tout, de chaque détail : la vendeuse, le froid du vent, le bruit du papier de soie, le trop grand carton blanc, la brillance du rouge, la conscience obstinée de faire quelque chose de défendu, le bonheur immense de transgresser pour un acte si simple, non innocent certes, mais je me souviens autant de la douce et tranquille fermeté parentale, qui me sermonne sur le sens des actes et l’obéissance aux règles élémentaires de ceux qui ont l’autorité…
Plus tard me répète-t-on… Faut-il expliquer pourquoi aujourd’hui je porte d’improbables chaussures, en décalage ?
28 janvier 2009
J’ai laissé hier un champ de ruines à l’atelier, la nuit a été désolante. Tout est barbouillé, le fusain et l’eau se rencontrent mal, il y a de la poudre noirâtre partout, je ne retrouve rien qui m’appartienne ce matin, que de la fumée… Je recherche ce que réclame cette toile, ce qu’elle attend de moi. Peut-être qu’en retournant à l’esquisse, je pourrai renouer avec ce qui m’animait au moment du projet. ? L’immensité désordonnée qui me fait face affole mon œil qui ne sait où aller. Voilà insidieux, le profond découragement qui arrive, je sais combien ankylosante est l’inquiétude, combien la détresse de ces moments est insupportable et me demande s’il ne faudrait pas fuir immédiatement, ou plus simplement tout détruire.
Certains artistes brûlent ce qu’ils ont produit, (je pense à Anna Mendieta), ce qui les heurte dans leur propre production, qui ne correspond pas à l’attente, comme je les comprends !
Si je tente de brûler quoique ce soit, l’immeuble va y passer.
Il n’y a qu’à plonger les deux mains dans la crème blanche du Gesso, onctueuse, épaisse, fraîche et collante pour retrouver le calme. J’étale sur le lin pré enduit, déjà lisse et blanc neutre, une couche de blancheur vibrante et opaque, à pleines mains. Je fais des cercles larges plus vastes que moi-même, des cercles qui me dépassent et me fatiguent. L’étroit contact physique entre la caresse, la pâte, la feuille de lin tendue, le mur qui me résiste, calment la nervosité et la peur de l’échec. Au désordre d’hier, vient répondre l’épaisseur de la couleur blanche qui recouvre, unifie et apporte la ligne plane par-dessus les aspérités du tourment. Je m’écrase sur le mur et me repose un peu.
10 février 2009
À la panique répond la discipline, il faut « redompter » l’atelier, les outils, retrouver les gestes qui recentrent, chercher du regard au-delà de la toile les éléments de continuation. Aller au puits. Apprivoiser sans cesse ce que l’on connaît par cœur.
La toile ironise mais je lui impose le silence, je la cache sous un drap et la fait taire. Je suis le dompteur, je suis le maître pour quelque temps. Alors je me lance dans un grand ménage et reprends la main fébrilement. Au bout de trois heures le ton monte, comment faire pour repartir… autour de cet instant, tout est retenu, suspendu à ma décision, je me sens fléchir, mon geste perd de l’assurance, même sous son drap la toile reste un appel puissant.
Rien n’est plus déprimant qu’une pile de linge à repasser !
Le fer doit être lourd et justement chaud, il glisse sur le coton d’une robe, la manche d’un chemisier. Les « pschitt » de vapeur bruissent, et la caresse sur le tissu est brûlante. Le linge repassé porte en lui quelque chose d’incroyablement magnifique et rassurant : le linge dont on prend soin avec tant de rigueur, d’application alliée à la concentration, d’exigence et de précision dans les mouvements : c’est cela l’amour du travail bien fait, c’est savoir éviter à tout prix, les mini-catastrophes que sont les faux plis.
Chaque geste est gratifiant et produit un résultat immédiat, réconfortant.
Il y a de la Transmission dans ces gestes, rituel de passage de famille en famille, et les armoires qui contiennent des piles alignées de linge entretenu sont plus rassurantes que tout.
Le retour à la Règle permet de se recentrer, il faudra que j’y pense en retrouvant l’atelier demain.
20 juin 2009
J’avais perdu le fil ces deniers jours, je ré/entame le protocole régulier d’écriture.
… mais je ne finis pas cette phrase, je commence à souffrir de cette obligation que je m’étais imposée d’écrire avant de peindre, de peindre pour écrire, de garder mes notes écrites, qui deviennent des dessins, des vignettes graphiques. Les enclos, traces noires charbonnées, fermées sur elles, se sont transformés en fractures ouvertes, en éclairs d’encre.
L’image esquissée signe le tracé rapide, nerveux… la traversée d’une lance bien que le geste soit brouillon.
3 novembre 2008
Je cherche les contours de la toile, je les recouvre ; je ne reconnais pas l’autorité arbitraire des bordures, je dépasse. Je refuse de m’y soumettre tant j’aspire à des immensités où la vue se perd. Dans cet univers, il n’y a pas d’horizon, ni de perspective. D’une part il faut naviguer de manière visuellement normée, tout en circulant émotionnellement et intellectuellement vers la profondeur d’autre part, de pleine face, dans la confrontation franche. Le format possède un haut et un bas, il se conçoit avec un côté gauche et un côté droit, je sais cela mais je perturbe les codes, j’insiste sur le mouvement ascendant et inscrit les traces au-dessus de la ligne du regard (1,70 m).
Les bras écartés, le regard perdu qui cherche à tâtons la définition du « périmètre », je suis comme un aveugle qui caresse pour définir les contours, alors que le regard est noyé dans le lointain. Deux combattants qui se mesurent, avant l’affrontement, il y a de la bataille dans ce rapport de création… pas toujours…
14 mars 2009
Le Lin brut est déjà lourd sans peinture, il pèse un poids certain qui fait de chaque geste un exercice physique. Le grand format (260 x 210) m’oblige à des contorsions et des astuces de maintien acrobatiques. L’absence de châssis est cruelle à cet instant car, fixer la toile au mur relève quand on est seule, d’une danse nerveuse dont les mouvements décousus et sans logique apparente épuisent ; je me démène et recommence plusieurs fois.
Le Lin brut dégage une odeur forte de fond de grange, la fibre un peu grossière frotte et gratte au toucher. Tendre cette toile, tendre vraiment cette toile, ne peut se faire sans que persistent quelques plis rebelles que je me fatigue à vouloir dompter. Une fois au mur, à peu près d’équerre, à peu près tendue, la toile de Lin s’impose majestueusement. La brutalité du matériau, sa densité, son grain de peau, sa couleur pain de seigle, son odeur acre, sa force réticente m’intimident. Il faut du temps pour accéder à ce support, il faut se donner le temps de l’apprivoiser, on n’approche pas si facilement des terres aussi rudes. La caresse permet cela, elle offre au corps et à l’esprit le moyen de faire le passage, d’entrer en contact direct, de prendre la mesure de l’énergie qu’il va falloir trouver pour peindre sur un tel support… une énergie sans limite, totale.
La farine de Sarrazin fait des grumeaux. Mal dosée, incorporée grossièrement à l’eau, elle produit des galettes épaisses, impossible à décoller de la poêle. L’énervement et la chaleur en plus me font les joues très rouges. Mais quand ce long et difficile travail est bien fait, le goût de ces galettes est inoubliable, il y a le sec de la cuisson, l’humide de l’eau, l’aigreur légère du Sarrazin et parfois le salé sucré de ce que l’on y ajoute comme parfum… Sans les grumeaux, il y a de la magie dans cette recette tant elle réclame d’effort.
22 mars 2009
J’encolle le Lin, légèrement, je ne le sature pas, je ne l’enduis pas non plus, je préfère laisser la toile respirer, les fibres, les trames apparaître… le Lin est si beau, brut et naturel. Il appelle logiquement le tracé du fusain et se marie superbement avec l’écriture nerveuse du graphite et la poudre des pastels. J’évite pour l’instant le blanc de l’enduit qui tranche radicalement avec les reflets naturellement vibrants et dorés de ce support. Comme il est difficile de jeter les premières coulures de peintures tant la vibrante rugosité de la toile cherche à se maintenir en surface.
Comment ne pas succomber à la séduction de mélanges essentiellement aquatiques pour y répondre ? Après de nombreux essais je découvre l’inégalable douceur de la rencontre entre cette fibre « ficelle » et l’éclat transparent du brou de noix que j’étale en lavis, il existe des mariages heureux et celui-là en est un.
De lavis en lavis, d’eau teintée en coulure plus chargée, d’encre pure en écoline, je dilue et j’épaissis, je laisse couler et s’écouler au fur et à mesure des pourcentages de dilution, je guette le chemin des gouttes, je suis de près leur évolution, leur circulation, mes yeux naviguent au gré des carrefours et des déviations… il y a une forme d’étourdissement dans ces lignes presque parfaitement parallèles qui cependant par pure fantaisie me surprennent et ne se laissent jamais prévoir.
Sur la vitre de la voiture, la contemplation des gouttes de pluie qui glissent par à coups ne cesse de m’occuper l’esprit, le voyage passe vite car rien d’autre ne compte à ces instants que l’imprévisible régularité, le rythme saccadé des déplacements, les pensées incohérentes que génèrent ces réseaux, ces perles transparentes. Chacun au moins une fois s’est laissé prendre à ce jeu-là.
2 avril 2009
1 …installer une ligne d’horizon qui affirme la gauche
2 …définir les mouvements qui dirigent vers la droite
3 …placer les « formes », les masses (cœur, enclos) se méfier des égalités
4 …faire monter les noirs, disposer les enclos hachés, mettre en place les mouvements principaux
5 …installer la blancheur opaque sur la partie extrême, à droite de la toile
6 …oublier les marges, dépasser sans prendre en compte les bordures, elles se décideront d’elles-mêmes
7 …lavis sourds et grisés en réponse, à écrire de manière énergique sans mièvrerie, (le corps… très physique)
8 …reprendre les tracés principaux au fusain mêlés au brou de noix en lavis : laisser couler
9 …placer les échelles d’encre
10 …rehausser quelques éclats colorés au pastel gras, laisser la trace et peu d’épaisseur
L’esquisse, jetée comme un cri, était datée du 8 novembre, elle était très libre et pleine de souffle, on entendait le vent… mais aujourd’hui, la peinture est bouchée, elle n’a pas résisté au format, à l’épreuve du temps, j’ai manqué d’énergie et de confiance, je recommencerai une autre fois.
Tout était bien préparé, dans l’idée c’était simple et léger, les choses devaient se mettre en place librement, mais d’y avoir tant pensé, rien ne s’est déroulé ni comme prévu ni d’ailleurs de manière hasardeuse, il ne s’est finalement rien passé du tout tant l’esprit avait anticipé même l’imprévu, le dîner était délicieux, tout était à sa place mais ennuyeux, personne n’a rien vécu ce jour là, car personne ne s’est rien dit, chacun dans son histoire, à sa place, pas bougé ! La confiance, l’énergie, la Foi mais surtout et principalement le désir qui anime les gestes voilà la solution, sans cette croyance fondamentale du désir de donner tout et bien on est seul face à rien. Tout était trop maîtrisé, tout était trop anticipé, planifié, visualisé, tout était statique et sans hasard, tout était dit avant d’avoir commencé.
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[1] • Nous nous sommes autorisée à reformuler une partie d’une citation, empruntée à Gérard Garouste, ayant bien pris soin de ne pas dénaturer sa pensée.
« Mais je n’avançais que très doucement. On ne peut peindre que si l’on va bien. Le délire est un trou noir dont on sort dans un état d’extrême sensibilité bénéfique pour la peinture, mais le lien légendaire entre la folie et l’art s’est trop souvent changé en raccourci romantique. […] La création demande de la force. Pourquoi un artiste n’aurait-il pas droit, lui aussi à l’équilibre ? Le Classique est un intuitif, un homme pétri par la norme, l’Indien court vers la folie. Ma voie est quelque part entre ces deux hommes, ces pôles contraires de mon enfance vaste espace où j’avançais, égaré. » GAROUSTE, Gérard, avec Judith Perrignon, L’intranquille, autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou (L’ICONOCLASTE, Paris, 2009).
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