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CARNET DE BORD 1



S’imprégner d’images poétiques pour s’approcher
émotionnellement les uns des autres.

Dans la pratique du Plain-Chant, seule la ligne mélodique est écrite, le maître de chœur cherche à favoriser l’homogénéité des voix par un travail sur l’unisson. Or celui-ci passe par une imprégnation de l’ensemble des musiciens, destinée à conduire les chanteurs vers une compréhension commune de la ligne mélodique à interpréter.

Il faut pouvoir se sentir disponible et approcher la musique par des images que chacun s’appropriera, tout en cherchant la couleur des sons, des images évocatrices, des émotions poétiques, au service de la phrase musicale et cela d’une manière globale.

Voilà ce que propose ce chapitre,
comme en musique mais transposé en peinture.

 

Année 1. 2007/2008

Ce qui me nourrit, me tracasse, me pèse.

« Peindre est difficile avant de peindre » [1]
Toute la question est celle de l’imprégnation

 

6 janvier 2007
J’aime les marges, j’aime ce qui est sur un « à côté », qui accompagne de près, de loin, en proximité d’esprit et qui pourtant reste libre, qui tient sa place en marge. Je ne sais pas si ma démarche est spirituelle, je recherche quelque chose qui se tienne à mon côté, qui m’accompagnerait, que je ne sais pas nommer. Quelque chose d’indéfinissable comme la sensation de l’humain, dans ce qu’elle a de plus humble et de plus démuni. Quelque chose qui se situerait en marge de la pensée, ou mieux dans ce qu’elle porte d’aspiration centrale, un état de « supra conscience ».
Un rôti posé négligemment sur la table, pièce de viande sans forme, abandonnée à l’air la chair à vif.

13 février 2007
Comment traduire ce qui échappe d’humanité dans des actes apparemment mécaniques que ceux de la peinture… mécaniques ?… répétitifs ?… automatiques ?
À force de gesticuler, de m’épuiser, j’oublie.
La dimension physique est fondamentale, mes jambes se déplacent, je ne prends pas le temps de réfléchir, mes bras sont le prolongement de mes sensations et servent juste de support à l’outil…
C’est l’idée d’atteindre ses propres limites physiques.
Les gestes partent rapidement en des directions qu’ils semblent choisir d’instinct, ils recouvrent nerveusement l’espace de la toile.
L’épuisement marque le temps qui passe, et détermine les séquences de travail.
Je me déplace frénétique, il y a un drame inconscient qui se joue, je ne le connais pas et le cherche… je cherche à le comprendre.
Les émotions pèsent lourd et sont denses.
Un ciel gris foncé tendant sur le violacé qui s’est gorgé de pluie et attend d’exploser de chaleur étouffante.
Chacun se hâte pour échapper à l’orage.


7 janvier 2007
Le format sera spacieux, vaste et sans apparentes limites, je me perdrai dans un blanc limpide comme une eau pure et rafraîchissante.
Ce jour, j’affronterai mon propre corps face à la toile : 250 x 210 cm, il faudra dompter ce format.
Je ferai partie intégrante, physiquement, de ma toile, je ferai partie du format, je serai le format, il me dépassera et je m’y baignerai pour dépasser la sensation d’apesanteur.
Je me noierai dans le blanc limpide.
Sur le champ de la toile, l’énergie vitale ne connaîtra pas de retenue.
Il faut peut-être se libérer de la parole ?
Gérer le spontané (est-ce seulement possible) pour tendre à une autre dimension du spontané, une dimension qui se nourrirait d’une longue méditation. Cet élan d’épanchement qui jaillit sans contrôle et s’expose brut, qui tend le flanc à toute attaque. Faut-il chercher à dominer ses impulsions hors atelier, en dehors de l’enclos intériorisé faut-il livrer ses émotions qui sont alors autant d’armes pour l’extérieur : vous vous êtes livré, le dehors vous connaît. Les émotions ne sont pas accusées en elles-mêmes, faut-il rêver d’être inaccessible ?
Le silence est d’or et la route directe à l’intériorisation, vers la concentration : espérer atteindre une forme d’abstraction sensible, non pas intellectualisée mais bel et bien incarnée.
Le jardin forme un dénivelé arrondi, qui permet au loin d’apercevoir derrière la courbe du terrain, le lac gris sombre. La neige a fait taire tout au dehors, et semble également avoir ralenti mon cœur. Au fond du jardin une sculpture, qui aurait pu être pensée par Martha Pan, simple et percée d’un ovale imparfait, redessine la rencontre entre le ciel et le tapis neigeux. Je suis seule, je contemple, j’ai douze ans. Je sens combien tout cela est beau et forme un ensemble qui me paraît… juste, magnifique. Aujourd’hui je dirais un geste contemporain parmi les éléments naturels qui se mettent mutuellement en valeur. Il y a quelque chose d’abstrait dans cette blancheur, une sorte de vision intellectualisée qui me procure alors la sensation d’un équilibre très sensible.

28 janvier 2008
Le plus intime est de l’ordre de l’abstraction sensible, au cœur de chacun. Elle est manière de voir : vision interne qui fait lire les choses d’une façon décapée, synthétique, dans ce qu’elles portent en leur essence même.

Je ne sais pas si c’est l’eau du torrent qui effleure les cailloux de sa force, ou les vents glacés qui animent les pierres que je distingue comme des monolithes posés, stables et sécurisants ; je ne sais définir leurs ombres, leurs silhouettes dans le paysage intérieur, mais ce que je devine, c’est l’extraordinaire présence de leur poids, de leur passé qui me fascine.
Ces éléments semblent veiller sans douter, ils n’attendent plus rien, ils ont résisté à toutes les agressions, ils atomisent les dimensions du quotidien et me ramènent à l’essentiel : profondément ancrées dans le sol, confiantes et inatteignables, ces pierres levées ont conservé cependant toute leur fragilité et leur poésie.
Un fil est tendu au-dessus du vide et je marche sans hésitation d’une rive à l’autre guidée par la confiance des aînés, des maîtres, accompagnée par la bienveillance des forces supérieures.
La tête est haute, sans peur ni arrogance, l’esprit est clair d’une conscience innocente encore intacte, comme le regard étonné d’un bébé. Voilà ce que je recherche, enfin c’est une image poétique…

20 avril 2007
Début de l’intériorisation.
Je suis dans une chambre à l’étage, été de chaleur et d’ennui, plutôt à la campagne. On pourrait croire que c’est l’heure de la sieste mais personne ne dort jamais comme dans l’attente d’un éminent danger. L’atmosphère au dehors est celle d’une inquiétude indéterminée. Les yeux fermés des faux dormeurs font alors apparaître des visions, des formes étranges en mouvement, de couleurs sourdes, consciemment recouvertes de grandes taches noires soyeuses.
Toujours sous les paupières vibrantes, les reflets moirés se frayent des passages entre des opacités et des transparences. Au-dessous, transpirent des tracés de pastels, des masses colorées devenues invisibles qui pourtant rayonnent.
J’entends dehors quelques rires étouffés qui me parviennent et m’isolent davantage, j’intériorise ou je me sens abandonnée, je ne saurais choisir mais il y a de la détresse dans ce genre de sentiment là.
Une vague tranquille qui avance, une eau qui monte sans que je puisse l’arrêter, et les sables qui aspirent très doucement.

5 février 2008
Encre de Chine :
Ce n’est pas le noir/couleur seul qui me motive et me touche, c’est la profondeur de l’encre, sa docilité, sa souplesse à l’application, sa minéralisation au séchage ; ce sont les vibrations « argentées » de ce noir-là, ses reflets qui luisent à la lumière comme le poil lisse et suant d’un taureau à l’effort.
Pour répondre sensuellement à ces effets colorés, lors d’une exposition hypothétique, j’avais imaginé vider du lait dans de grands vases de verre transparents, la texture lisse et crémeuse en écho aux effets pailletés de l’encre.
Il n’y a rien de « politique » ni de « social » dans mon travail, la raison en est peut-être l’extrême difficulté que j’ai de vivre le conflit. Le lait, comme le blanc de la neige, aplanit tout, il marque le contraste, mais ne met rien en danger, il sait se taire et s’imposer. Je me retrouve donc seule face à l’enjeu de la peinture, vaste étendue sans limite lieu, d’enjeux métaphysiques et existentiels.
La toile, c’est le ring où s’affrontent l’ange et le démon.
Le blanc est l’inaccessible étoile, le noir jubile. Il s’exprime et se faufile partout, il sait se rendre indispensable par sa puissance et sa profondeur. Le noir appliqué en couches épaisses possède une sensualité fascinante quasi hypnotique.

10 février 2009
NOVICIAT
... temps probatoire à l’engagement avant d’être admis à prononcer ses vœux : 12 mois en religion ; mais la religion et la peinture sont deux choses différentes (que je vis pourtant de manière proche, intime…) arriverai-je à prononcer des vœux ? et sous quelle forme ? + stage de 24 mois pour le novice.
... partie du couvent où résident les novices.
… chez les Jésuites parfois il faut plus d’un an avant les vœux perpétuels, cela existe-t-il en peinture prendre la peinture à perpétuité ! je crois que oui !
… temps d’épreuve, de mise à l’épreuve… ah oui ! cela est constant en peinture, cela est sans doute constant en religion, cela devrait être constant dans la vie… mais je me demande quand arrivent la plénitude et la sérénité ?
… le juvénat : stage qui prépare au professorat dans certains ordres religieux… il est vrai que j’enseigne la peinture, mais la peinture s’enseigne-t-elle ? Je renonce à l’enseigner en tant que résultat, je rêve de l’enseigner comme on apprend à aimer la poésie, comme on enseigne à écouter La Passion selon saint Jean, de Jean-Sébastien Bach, dont les premières mesures sont un cadeau.
… le postulat/noviciat/juvénat ; j’ai vécu cela en peignant, je ne me résous pas à entrer en enfermement, la peinture dévoile un univers en mouvement qui ne m’apporte pas le calme mais draine en elle-même toutes les passions universelles de l’homme sur terre.
Mieux éprouver le monde par le renoncement m’est impossible, j’admire cependant ceux qui en sont capables, je tente d’éprouver le monde par la peinture.
Éprouver, c’est autant mettre à l’épreuve, que ressentir et se sentir vivant.

PARANGON
… étalonnage [2], grammaire [3] et calibrage [4],
modèle, standard, norme, RÈGLE quoi faire ?
… imiter, reproduire, ajuster, à l’image de, moyenne que faire ?
… critère, référence, valeur, idéal comment ?
… éthique, déontologie, validité, légitimer pourquoi ?
… être sensible à, être attiré par, observer depuis loin se sentir étranger à, désirer, approcher
… apprendre, travailler, chercher, essayer, se risquer faire cela
… rencontrer, être initié, s’identifier, se chercher, se perdre, mettre en place, se décourager, attendre, et s’impatienter, se remettre en marche, chuter, travailler, s’isoler, souffrir, combattre, combattre, survivre.
… étouffer, chercher sa légitimité, se détacher, se protéger, se construire, s’éprouver, s’engager, s’extraire.
… accomplir, s’épanouir, accepter, se mettre en marche… enfin…

En souvenir des barrages que font les enfants et qui laissent toujours passer l’eau, malgré les efforts à combler les interstices avec des plus petits cailloux et quelques branchages.
Les pieds rougis par le froid de l’eau du torrent, on ne peut pas faire de barrage dans la mer, il faut deux rives proches.
Ces petites constructions bricolées avec tant d’amour, où réside la certitude de faire une chose essentielle, qui nous absorbe entièrement, qui fait oublier le froid, l’inutile… et nous plonge dans le merveilleux.

vue d'une peinture d'Isabelle Mehling-Sinclair


9 octobre 2007
Une première année peut-être… minérale, quelque part sur les toiles on peut entrevoir une présence végétale… s’il faut nommer des visions « figurées ».
Il y a des formes encloses, quelques petits récipients qui recueillent une pluie de graines, des brouillards plus ou moins opaques, parfois une rare lumière, une éclaircie parmi de mystérieuses ombres dansantes. Une écume bleutée ici encerclant une « chambre » noire, un enclos d’encre où veillent tourmentées… des formes blanches.
Je rêve d’une toile limpide et baignée de lumière où régneraient des embruns, piquant le regard, des enchevêtrements, des désordres graphiques sombres et indomptés.
Il fallait se plier profondément pour glisser sous les sapins serrés, les épines formaient un tapis mi-doux, mi-piquant sous les genoux, c’est le souvenir d’une toute fin d’après-midi, dans l’humidité et la pénombre du bois, sous un ciel inquiétant. Nous avons sûrement dormi longtemps, le retour ne me laisse aucun souvenir. Seuls la fraîcheur, le calme absolu, la lumière étrange, répondaient à la beauté d’un instant éternel, enchanté.

20 janvier 2008
Fuir les artifices, les séductions.
La peinture ne se contente d’aucune facilité ni concession. Je dois chercher les gestes bruts, dépourvus des petites concessions quotidiennes, des minis lâchetés : trouver le chemin des actes ancrés
au-delà de toute pensée construite en amont, réfléchie et pensée et peinture mises en œuvre pour être appréciées.
Un train s’éloigne et je reste sur le quai. Rien n’est aussi effrayant que de se sentir abandonnée.

11 décembre 2007
Faire l’expérience d’une sorte de dessaisissement, établir le passage de formes connues, maîtrisées, circonscrites à l’édification de formes indéterminées, insaisissables, hasardeuses, inconnues. Je cherche l’étrange sans jamais l’atteindre vraiment. Mes images intérieures font des rêves d’envols, de tourbillons, de tornades et restent cependant trop clouées au sol. Comment sortir de cet enfermement pour conduire la toile vers des territoires étendus, illimités, des champs, des constellations ?
Ma mémoire, avec ses richesses, vient se rassurer au sein de la terre solide et chaleureuse de mon enfance ; il est un temps pour s’enfuir de cela et trouver l’air nécessaire à sa propre dimension interne, insoupçonnée, que j’imagine sans limite.
Un petit gobelet revient graphiquement sans arrêt, peint avec du jaune d’argent sur le verre ; une petite coupe remplie de rouge/sang peinte au cément rubis ; sur une ligne fictive on distinguera quelquefois une petite carafe de lait, qui impose sans douter une opacité franche. Toujours revient cette coupe ouverte vers le haut, jamais couverte, jamais bouchée, deux mains en imploration.

30 janvier 2008
On dit, et je dis, que l’Esprit libère, mais je dis le contraire aussi car il m’est difficile d’avoir l’esprit léger, c’est épuisant. Je cherche le Large, le Grand Large, celui du corps instinctif qui est comme il est, le corps en pleine puissance. Le corps en mouvement tournant, qui cherche à se libérer de sa lourdeur pour s’envoler sans perdre sa force. L’expérience physique des premiers contacts avec la toile est impossible à décrire tant elle emporte avec elle la faculté de penser depuis dehors. La main caresse l’encre vers le bas du format puis jaillit d’un coup nerveux vers les extrémités hautes de la toile sans retenue sans se regarder retenir.
Soudain, la sensation fugace de quelque chose d’absolument juste émerge, quelque chose qui aurait à voir avec l’indépendance et la sensation de la liberté. Quelque chose qui m’unit aux autres hommes et au Monde, qui réconcilie quelques secondes seulement mon corps et mon esprit.
L’abbaye de Hautecombe sur les hauteurs du lac du Bourget m’accueille seule, pour l’office d’un dimanche d’août : me souvenir de ce moment de franchissement ; le seuil marque le passage d’une température caniculaire à la fraîcheur crue de la pierre. Anesthésié qu’il était, mon esprit, surpris par l’air froid, se remet à chercher des correspondances, des odeurs, des images, le chant des moniales semble dire la vérité et me conduire vers l’intérieur comme un appel, la Foi est une mine d’émotions. Je me sens ressentir, je me sens en pleine acuité corporelle et spirituelle, dans cet enclos de rituels j’entrevois l’immensité.

26 février 2008
1/Sur le grand cahier d’esquisses, je m’impose la contrainte de jouer avec des « post-it » jaune d’or, couleur qu’il me faut conquérir tant elle m’est étrangère.
2/Au centre, en coin, puis aléatoirement positionné, je déplace la tache jaune qui provoque le format, met en question le fond, me demande de réagir graphiquement sur un terrain inexploré. Il faudra me souvenir en peinture de la richesse que provoquent l’instabilité et l’inconfort. Je vois des formes naître comme des notations, des motifs : une galette, une sorte de branchage sec (?), une échelle, des étagements (?), que vais-je faire de tout cela ?
Le Ciel des toiles encore sombre propose sa procession de nuages colorés, les reflets apparaissent et ouvrent la porte à des percées de lumière, l’argenté du ciel, l’irisé des reflets répondent au fusain, ma palette reste amputée de « soleil » pour l’instant, mais s’est enrichie de choses bizarres, sans identité, des choses qui naviguent au gré de leur propre instabilité.

7 février 2008
Aujourd’hui, mercredi… je reste avec les enfants et décide de peindre, Léonard est autonome, indépendant et heureux car un peu solitaire, Jeanne à côté s’occupe… mais je rate tout. Je ne suis pas disponible, chaque fois que les enfants sont là, je ne suis pas présente à la peinture.
Je n’y suis pas. Il n’y a personne.

11 mars 2008
Nombreuses journées d’épuisement physique, de saturation visuelle, j’enrage presque, cette toile ne me laisse pas de répit et me poursuit sans cesse, la nuit elle évolue dans les rêves. Au matin, je crois trouver un chemin… mais il n’y a aucun dialogue réel entre ma toile et moi, nous sommes face à face sans complaisance, sans désir, sans compromis.
Attendre 15 jours, pour tout mettre à distance et prendre du recul émotivement parlant ; mais je ne peux l’oublier, je ne peux l’abandonner.
J’ai peur que cette peinture n’apparaisse jamais, je suis fatiguée d’elle, vidée et insatisfaite.
La toile au vieux rose est roulée depuis trois semaines…

30 mars 2008
Je retends sur le mur un format moins vaste : 110 x 210 cm.
La question qui se pose est celle des grands graphismes de Torgon [5], j’ai envie d’écrire sur cette toile, des mots immédiats comme des flèches, qui viendraient s’éclater sur la toile. Mais il me manque la rage des slogans, des coups de gueule qui, après le cri, semblent perdre instantanément leur sens. Il faudrait pouvoir garder l’énergie crue, oui c’est cela, ce serait déjà bien, mais je n’en suis pas capable… trop élevée pour assumer ce jet d’énergie, ce cri qui s’extrait et se perd aussi vite. Non, je ne connais que l’enfouissement lent des sanglots retenus et profondément polissés.

• Je pourrais séparer mon format en deux, y inscrire plusieurs histoires d’écriture en même temps, travailler des anachronismes picturaux, graphiques, verbaux ?
• Je pourrais également commencer une nouvelle série, organiser mon travail sur un registre de formes écrites, des échelles, une série qui décrirait… l’expérience de ce carnet de Torgon, dont je me suis imposé la contrainte des post-it jaunes…
• J’ai perdu l’enclos de vue et travaille sur le double… par couple de peinture ?

Finalement c’est la grande toile au vieux rose qui se rappelle à moi, elle vient tout recouvrir, et me sort de l’impasse.
La peur de l’incertitude qui gagne en intensité me rend brutale, il me faut faire courber l’échine à cette toile. Elle devient une forêt de branchages noirs, souples, balancés par le vent et tout éclaboussés de pluie. Peinture ténébreuse, pleine d’étrangeté, de tracés élancés vers le ciel. J’ai dessiné des lances qui parlent des hommes debout en pleine tourmente, droits. De grandes verticales raides qui s’opposent aux éléments
De cette longue bataille, il ne reste que quelques très rares traces de rose en surface, elle le porte en elle en sous-couches discrètes. Je suis heureuse d’être la seule à savoir combien il aura fallu d’inquiétude pour que ce travail naisse à lui-même. On ne partage pas ses troubles et ses renoncements.
Le dortoir des filles comporte 40 lits éparpillés sans apparente logique, l’un de ces lits m’est destiné et dans cette jungle je ne sais comment choisir. La périphérie peut-être garantirait un peu d’intimité puisqu’elle n’a que le mur comme voisinage, trop radical. Deuxième rangée ? Comment en élire un dans ce champ ? Je choisis celui qui me semble le plus éloigné du poste de garde, de manière à pouvoir transgresser plus facilement un horaire, une extinction des feux en décalage avec une lecture… On est envahi par la sensation d’un cruel abandon au regard de cette foule inerte. Chacun est partagé entre le désir d’être entouré et celui, tout aussi légitime, d’être respecté dans son intimité voire sa volonté d’isolement. Les frontières sont parfois si proches qu’elles génèrent dans leur contradiction des systèmes d’enclos parfois très complexes.

vue d'une peinture d'Isabelle Mehling-Sinclair

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[1] • JULIET, Charles, Entretiens avec Fabienne Verdier (ALBIN MICHEL, Paris, 2007).
[2] • Étalonner : vérifier une mesure par comparaison avec un étalon (unité de mesure) et attester sa conformité ; graduer… Petit Larousse Illustré, 1991.
[3] • Grammaire : ensemble de règles phonétiques, morphologiques et syntaxiques écrites et orales d’une
langue, étude et description de ces règles, ensemble des règles d’un art, d’une technique.
[4] • Calibrer : classer, trier selon le calibre (instrument matérialisant une longueur et servant de comparaison
pour contrôle ; rapport mathématique).
[5] • Torgon : Lieu de travail en Suisse, canton du Valais, 15 jours de recherches de nouvelles formes graphiques, aux pastels de couleur, sur des supports inhabituels pour moi (sur journal, sur photos, sur cahier, carnet, sur post-it…).

 
...Mise à jour le 30.03.2015 © 2014 I juliette gourlat pour isabelle mehling-sinclair